31
Hazel
Hazel envisagea de prendre la fuite.
Elle ne faisait pas confiance à la reine Hylla et encore moins, bien sûr, à cette Otrera. Il ne restait que trois gardiennes de sécurité dans la salle, qui se tenaient toutes à distance.
Hylla était armée d’un simple poignard. À cette profondeur, Hazel pouvait déclencher un tremblement de terre dans la salle du trône, faire surgir un gros bloc d’or ou de schiste. Si elle parvenait à créer une diversion, elle pourrait en profiter pour fuir et retrouver ses amis.
Malheureusement, elle avait vu les Amazones se battre. La reine n’avait peut-être qu’un poignard, mais Hazel la soupçonnait de le manier avec une adresse redoutable. Or elle-même n’avait pas été fouillée, ce qui signifiait qu’on ne lui avait pas retiré le tison de Frank, grâce aux dieux, mais elle n’avait plus son épée.
La reine sembla lire dans ses pensées.
— Renonce à fuir, dit-elle. Nous t’accorderions notre respect pour ta tentative, bien sûr, mais nous serions obligées de te tuer.
— Merci de me prévenir.
— C’est le moins que je puisse faire, répondit Hylla en haussant les épaules. Je te crois, quand tu dis que vous êtes venus en paix. Et que Reyna vous a envoyés.
— Mais tu ne vas pas nous aider ?
— C’est compliqué. (La reine examina le collier qu’elle avait pris à Percy.) Les Amazones ont toujours eu des relations difficiles avec les autres demi-dieux, surtout les demi-dieux de sexe masculin. Nous nous sommes battues aux côtés du roi Priam à Troie, mais Achille a tué notre reine Penthésilée. Des années avant, Héraclès avait volé la ceinture de la reine Hippolyte – cette ceinture que je porte. Il nous a fallu des siècles pour la récupérer. Bien avant cela, aux tous premiers temps de la nation des Amazones, un héros répondant au nom de Bellérophon avait tué notre reine Otrera.
— Tu veux dire, la dame…
— … qui vient de partir, oui. Otrera, fille d’Arès, notre première reine.
— Fille de… Mars ?
Hylla pinça les lèvres, et répondit :
— Non, Arès, absolument Arès. Otrera a vécu bien avant Rome, à une époque où tous les demi-dieux étaient grecs. Malheureusement, certaines de nos guerrières ont gardé une préférence pour l’ancienne tradition. Les enfants d’Arès, ce sont les pires.
L’ancienne tradition… Hazel avait entendu des rumeurs sur l’existence de demi-dieux grecs. Octave y croyait et il était persuadé qu’ils complotaient contre Rome. Elle n’y avait jamais vraiment cru, même quand Percy était arrivé au camp. Il ne lui avait pas fait l’effet d’un Grec malveillant et conspirateur.
— Tu veux dire que les Amazones sont un mélange… de Grecques et de Romaines ?
Hylla examinait toujours le collier – les perles d’argile, la plaque de probatio. Elle glissa l’anneau d’argent de Reyna hors du lacet et le passa à son doigt.
— Ils ne vous enseignent pas ça au Camp Jupiter, hein ? Les dieux ont de nombreux aspects. Mars et Arès. Pluton et Hadès. À force d’être immortels, ils accumulent les personnalités. Ils sont grecs, romains, américains… un brassage des cultures qu’ils ont influencées au cours de l’Histoire. Tu comprends ?
— Pas tout à fait. Les Amazones sont-elles toutes des demi-dieux ?
La reine écarta les bras.
— Nous avons toutes du sang immortel, expliqua-t-elle, mais beaucoup de mes guerrières sont des descendantes de demi-dieux. Certaines sont Amazones depuis d’innombrables générations. D’autres sont des enfants de dieux mineurs. Kinzie, qui vous a amenés ici, est la fille d’une nymphe. Tiens, la voici.
La fille aux cheveux auburn s’approcha et s’inclina devant sa reine.
— Les prisonniers sont enfermés, annonça Kinzie. Mais…
— Oui ? demanda la reine.
Kinzie déglutit comme si elle avait un mauvais goût dans la bouche.
— Otrera s’est arrangée pour mettre ses partisanes en faction devant les cellules. Je suis désolée, ma reine.
— Peu importe. (Hylla pinça les lèvres.) Reste avec nous, Kinzie. Nous discutions de notre… problème, disons.
— Otrera, devina Hazel. Gaïa l’a ramenée d’entre les morts pour déclencher une guerre civile parmi vous les Amazones.
La reine soupira.
— Si c’était son plan, il marche. Otrera est une légende pour notre peuple. Elle veut reprendre le trône et partir en guerre contre les Romains. Mes sœurs seront nombreuses à la suivre.
— Pas toutes, grommela Kinzie.
— Mais Otrera est un esprit ! protesta Hazel. Elle n’est même pas…
— Réelle ? (La reine dévisagea Hazel avec attention.) J’ai travaillé de longues années avec l’enchanteresse Circée. Je sais reconnaître une âme revenue des Enfers. Quand es-tu morte, Hazel ? 1920 ? 1930 ?
— 1942, dit Hazel. Mais… mais ce n’est pas Gaïa qui m’envoie. Je suis revenue pour lui faire obstacle. C’est ma seconde chance.
— Ta seconde chance… (Le regard d’Hylla erra sur les chariots élévateurs de combat, à présent vides.) J’en sais long sur les secondes chances, vois-tu. Ton Percy Jackson a détruit mon ancienne vie. Tu ne m’aurais pas reconnue, si tu m’avais vue à l’époque. Je portais des robes et je me maquillais. J’étais secrétaire, en fait, une poupée Barbie maudite.
Kinzie porta trois doigts contre son cœur et les éloigna, reproduisant le geste vaudou que faisait la mère d’Hazel pour repousser le mauvais œil.
— L’île de Circée était un havre de sécurité pour Reyna et moi, poursuivit la reine. Nous étions filles de Bellone, la déesse de la Guerre. Je voulais protéger Reyna de toute cette violence. Et puis Percy Jackson a libéré les pirates. Ils nous ont enlevées et nous avons appris, Reyna et moi, à être dures. Nous nous sommes aperçu que nous savions très bien manier les armes. Ça fait quatre ans que j’ai envie de tuer Percy Jackson pour ce qu’il nous a fait subir.
— Mais Reyna est devenue le préteur du Camp Jupiter, dit Hazel. Et toi la reine des Amazones. C’était peut-être votre destin.
— Je risque de ne pas rester reine longtemps, dit Hylla en tripotant le collier entre ses doigts.
— Tu l’emporteras ! s’écria Kinzie avec conviction.
— Aux Parques de trancher, dit Hylla sans enthousiasme. Sache, Hazel, qu’Otrera m’a défiée en duel. C’est un droit qu’ont toutes les Amazones. Ce soir à minuit, nous nous battrons pour le trône.
— Mais tu es forte, n’est-ce pas ?
Hylla eut un sourire froid.
— Oui, je suis forte, mais Otrera est la fondatrice de notre nation.
— Elle est beaucoup plus vieille que toi. Et peut-être qu’elle est rouillée, après une si longue mort.
— J’espère que tu as raison, Hazel. C’est un duel à mort, tu comprends…
Elle se tut un instant pour laisser Hazel entrevoir les implications. Hazel se souvint de Phinéas, à Portland, disant qu’il avait trouvé un raccourci pour revenir d’entre les morts, grâce à Gaïa. Elle se souvint des gorgones essayant de se reformer dans le Petit Tibre.
— Même si tu la tues, elle reviendra, dit-elle alors. Tant que Thanatos sera enchaîné, elle ne mourra pas pour de bon.
— Exactement. Otrera nous a déjà averties qu’elle ne pouvait pas mourir. De sorte que même si je la bats ce soir, il lui suffira de revenir d’entre les morts et de me lancer un nouveau défi demain. Aucune loi n’interdit de défier la reine à multiples reprises. Elle peut exiger de m’affronter tous les soirs et me vaincre à l’usure. Je ne peux pas gagner.
Hazel regarda le trône. Elle y imagina Otrera, avec sa belle robe soyeuse et ses cheveux argentés, donnant l’ordre à ses guerrières d’attaquer Rome. Elle imagina la voix de Gaïa emplissant la caverne.
— Il doit bien y avoir un moyen, dit-elle. Les Amazones n’ont pas… je sais pas, moi, des pouvoirs spéciaux ?
— Pas plus que les autres demi-dieux. Nous pouvons mourir, comme n’importe quel mortel. Il y a bien un groupe d’archères au service d’Artémis… on les confond souvent avec les Amazones, mais les Chasseresses renoncent à la compagnie des hommes en échange de la vie éternelle. Nous autres les Amazones, nous préférons vivre pleinement. Nous aimons, nous combattons, nous mourons.
— Je croyais que vous détestiez les hommes.
Hylla et Kinzie rirent toutes les deux.
— Détester les hommes ? dit la reine. Non, non, nous aimons bien les hommes. Nous tenons juste à leur montrer qui commande. Mais c’est une autre question. Si je le pouvais, je rassemblerais mes troupes et foncerais à la rescousse de ma sœur. Malheureusement, mon pouvoir est fragile. Lorsque je serai tuée au combat, et ce n’est qu’une question de temps, Otrera sera reine. Elle marchera sur le Camp Jupiter avec nos troupes et ce ne sera pas pour venir en renfort à la légion. Elle ira grossir les rangs de l’armée du géant.
— Nous devons l’arrêter, dit Hazel. À Portland, mes amis et moi, nous avons tué Phinéas, un autre serviteur de Gaïa. On pourrait peut-être t’aider !
La reine fit non de la tête.
— En temps que reine, je dois mener mes combats moi-même. En plus tes amis sont emprisonnés. Si je les libère, ce sera perçu comme une faiblesse. Soit je vous exécute tous les trois pour intrusion, soit je laisse Otrera le faire quand elle sera reine.
Le cœur d’Hazel se serra.
— Alors, dit-elle, nous sommes mortes toutes les deux. Et moi pour la deuxième fois.
Dans la cage du coin, Arion, l’étalon, poussa un hennissement rageur et tapa des sabots contre les barreaux.
— On dirait que le cheval sent ton désespoir, dit la reine. Intéressant. Il est immortel, tu sais. C’est le fils de Neptune et Cérès.
— Deux dieux ont eu un cheval comme enfant ? s’étonna Hazel.
— C’est une longue histoire.
— Ah.
Hazel se sentit rougir.
— C’est le cheval le plus rapide au monde. Pégase est plus célèbre et il a des ailes, mais Arion court comme le vent, sur terre et sur mer. Il n’existe pas de créature plus rapide que lui. Il nous a fallu des années pour le capturer, c’est un de nos plus grands trophées. Mais ça ne nous a avancées à rien. Il ne laisse personne le chevaucher. Je crois qu’il déteste les Amazones. Et il est cher à entretenir. Il mange de tout, mais ce qu’il préfère, c’est l’or.
Un frisson parcourut la nuque d’Hazel.
— L’or ?
Elle se rappela l’étalon qui l’avait suivie en Alaska tant d’années auparavant. Elle avait eu l’impression qu’il mangeait les pépites d’or qui affleuraient sous ses pas.
Elle s’accroupit et appuya les mains contre le sol. Aussitôt, la pierre se fissura. Un bloc d’or gros comme une prune en jaillit. Hazel se releva, son trophée au creux de la main.
Hylla et Kinzie la regardèrent avec des yeux ronds.
— Comment as-tu fait ? hoqueta la reine. Hazel, attention !
Hazel s’était approchée de la cage de l’étalon. Elle passa la main entre les barreaux et Arion mangea délicatement le bloc d’or au creux de sa paume.
— Incroyable, dit Kinzie. La dernière fille qui a tenté d’en faire autant…
— … a aujourd’hui un bras en métal, termina la reine, qui examinait Hazel avec un regain d’intérêt, l’air tentée d’en dire plus long. Hazel…, ajouta-t-elle alors, nous avons passé des années à traquer ce cheval. Selon une prédiction, la plus courageuse des guerrières domptera un jour Arion et conquerra la victoire en le chevauchant, ce qui amorcera une nouvelle ère de prospérité pour les Amazones. Pourtant aucune d’entre nous ne peut le toucher, encore moins le maîtriser. Même Otrera n’y est pas arrivée. Deux autres sont mortes en essayant de le monter.
Il y avait de quoi effrayer Hazel, mais elle ne pouvait pas imaginer ce beau cheval lui faire du mal. Elle passa la main par les barreaux et caressa les naseaux d’Arion. Il frotta le museau contre son bras, l’air content, comme pour demander : « Encore de l’or ? Miam miam. »
— Je t’aurais volontiers nourri davantage, Arion. (Hazel lança à la reine un regard qui en disait long.) Mais je crois que mon exécution est prévue pour très bientôt.
Les yeux de la reine allaient d’Hazel au cheval, du cheval à Hazel.
— Incroyable…
— La prophétie, enchaîna Kinzie. Se pourrait-il que… ?
Hazel vit presque les rouages s’enclencher dans le cerveau d’Hylla pour élaborer un plan.
— Tu es courageuse, Hazel Levesque. Et Arion semble t’avoir choisie. Kinzie ?
— Oui, ma reine ?
— Tu as bien dit que des adeptes d’Otrera surveillaient les cellules ?
Kinzie hocha la tête.
— Je suis désolée. J’aurais dû voir venir le coup.
— Non, c’est parfait. (Les yeux de la reine brillèrent – comme ceux d’Hannibal l’éléphant quand on le lançait à l’assaut d’une forteresse.) Ce serait gênant pour Otrera que ses adeptes échouent dans leur mission. Par exemple, qu’elles se fassent déborder par une intruse et qu’une évasion s’ensuive.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Kinzie.
— Oui, ma reine, très gênant.
— Bien sûr, poursuivit Hylla, aucune de mes gardiennes n’en saurait rien. Kinzie ne ferait pas courir la rumeur pour faciliter l’évasion.
— Sûrement pas, acquiesça Kinzie.
— Et nous ne pourrions pas vous aider. (La reine regarda Hazel en levant les sourcils.) Mais si tu parvenais à dominer les gardiennes et libérer tes amis… si, par exemple, tu t’emparais d’une des cartes Amazon des gardiennes…
— … avec la fonction achat en un clic, dit Kinzie, qui ouvre les portes des cellules d’un seul clic.
— Si jamais – les dieux nous en préservent ! – une chose pareille venait à se produire, reprit la reine, tu trouverais les armes et l’équipement de tes amis dans le poste des gardiennes qui jouxte les cellules. Et, qui sait ? Si tu revenais dans la salle du trône pendant que je serais sortie me préparer pour le duel… eh bien, comme je disais, Arion est un cheval très rapide. Ce serait une pitié qu’on le vole et qu’on s’en serve pour une évasion.
Hazel avait l’impression d’être branchée dans une prise murale : un courant d’électricité la parcourait des orteils au sommet de la tête. Arion… Arion pouvait être à elle ! Il suffisait pour ça qu’elle sauve ses amis et qu’ils échappent à une nation entière de guerrières hautement qualifiées.
— Reine Hylla, dit-elle, je… je ne suis pas très forte au combat.
— Oh, il y a plusieurs façons de se battre, Hazel. J’ai le sentiment que tu ne manques pas de ressources. Et si la prophétie est exacte, tu aideras la nation des Amazones à prospérer. Par exemple, si vous réussissez à libérer Thanatos…
— … Otrera ne reviendrait plus à la vie après avoir été tuée. Il suffirait que tu la battes… tous les soirs jusqu’à ce que nous ayons réussi la quête.
La reine hocha gravement la tête.
— On dirait que nous avons toutes les deux des tâches impossibles devant nous.
— Mais tu me fais confiance, dit Hazel. Et je te fais confiance. Tu vaincras, autant de fois qu’il le faudra.
Hylla tendit le collier de Percy et l’égrena dans les mains d’Hazel.
— J’espère que tu as raison, poursuivit la reine. Mais le plus vite vous réussirez, le mieux ce sera, hein ?
Hazel glissa le collier dans sa poche. Elle serra la main de la reine en se demandant s’il était possible qu’une amitié se noue aussi vite – surtout avec quelqu’un qui avait failli vous jeter en prison.
— Cette conversation n’a jamais eu lieu, dit Hylla à Kinzie. Emmène notre prisonnière aux cellules et remets-la aux gardiennes d’Otrera. Et, Kinzie ! Veille à repartir avant qu’il se produise quoi que ce soit de fâcheux. Je ne veux pas qu’on rende une de mes loyales adeptes responsable d’une évasion.
La reine eut un sourire malicieux et, pour la première fois, Hazel fut jalouse de Reyna. Elle aurait adoré avoir une sœur pareille.
— Au revoir, Hazel Levesque, dit la reine. Si nous mourons toutes les deux ce soir… eh bien, je suis contente de t’avoir rencontrée.